Territoire clé, et carrefour des civilisations à mi-chemin entre l’Asie, l’Orient et l’Europe, l’Asie Centrale est caractérisée par un véritable multiculturalisme profondément ancré dans son histoire. Quels sont les tenants de l’identité ouzbèke dans ce mélange de peuples et de cultures?
Territoire clé, et carrefour des civilisations à mi-chemin entre l’Asie, l’Orient et l’Europe, l’Asie Centrale est caractérisée par un véritable multiculturalisme profondément ancré dans son histoire. Au fil des siècles, la région a alterné les influences perses, indiennes, chinoises, arabes, turques, mongoles et encore slaves; et aujourd’hui encore, le mélange des cultures s’exacerbe avec l’ouverture de la région à la mondialisation.
Les conséquences de cette multiplicité des cultures s’illustrent particulièrement en Ouzbékistan. En 1862 un agent britannique, Armin Vambery, décrivit Boukhara comme une «ville cosmopolite où se rencontrent les représentants de toutes les communautés des peuples et des religions de la région». Si selon lui, la cohabitation des peuples y était exemplaire la réalité était tout autre en pratique. Au sein de l’émirat, la langue officielle était le persan, alors que politiquement les relations avec la Perse étaient d’une vive hostilité. En effet, si les lois boukhariotes interdisaient l’agression physique des juifs, elles acceptaient le meurtre des perses ou leur vente comme esclave . Cette haine se justifiait par la religion: les perses, d’Islam chiite, étaient jugés infidèles ce qui servait la lutte identitaire entre la Perse et les Etats d’Asie centrale.
L’arrivée du communisme et la définition de nouvelles frontières par Staline entre 1924 et 1936 a profondément bouleversé les identités en Asie centrale. Les autorités soviétiques choisirent la langue comme définition des peuples, et tracèrent les frontières de l’Asie Centrale en fonction de ce facteur. Pour lutter contre le panislamisme et le panturquisme, l’URSS a offert à ces nouvelles républiques le droit de parler et d’écrire dans leur langue natale, amorcant la division des peuples d’Asie centrale. Pour faire face au panturquisme, Staline a choisi de donner le droit aux minorités de devenir des nations à part entière. C’est ainsi que fut créée la nation ouzbèke, en rassemblant les peuples turciques métissés et sédentarisés au centre de l’Asie centrale. La création de l’Etat-nation turc en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk a mis fin à la menace du panturquisme.
Durant l’ère soviétique, Moscou a dirigé l’Ouzbékistan en s’appuyant sur le factionnalisme: le comité central du parti communiste jonglait avec les factions issues de Ferghana-Tachkent et de Samarkand-Djizak. Après la chute de l’Union Soviétique, le factionisme a été la source de plusieurs forces politiques concurrentes qui ont aussitôt ressuscité les idéologies panturquistes et panislamistes enterrées par l’Union Soviétique.
Pour prévenir une éventuelle scission, le gouvernement ouzbek a construit une nouvelle identité nationale avec pour tâche de penser le particularisme national contre le communisme universel. L’histoire établie par les autorités soviétiques fut repensée et réécrite, définissant la Russie tsariste et la Russie soviétique comme une seule et même entité colonisatrice. Des figures nationales critiquées par l’historiographie soviétique, comme Amir Timur ou Rachidov, furent choisis comme héros nationaux, et la religion comme la lointaine histoire turque ont été placées à la source de l’identité ouzbèke. Afin de diffuser cette nouvelle idéologie, un grand chantier a été entrepris: les écoles et les bibliothèques ont détruit tous les livres associés au communisme, dont les références s’introduisaient partout jusqu’au domaine scientifique. Seuls les livres relativement neutres sont restés intacts, tous les mots liés au communisme ont être rayés au stylo. Le manuel du Président a été intégré au programme scolaire et la connaissance des emblèmes de l’état ouzbek fut obligatoire pour tout le personnel éducateur et travaillant au sein d’un établissement étatique.
La société ouzbéke a connu une véritable « oubékisation » qui passa par les médias, la réforme de la langue, et de l’alphabet. Au sein de ce processus, le mahalla a été réhabilité et tient aujourd’hui un rôle prépondérant. Cette institution autogérée regroupant plusieurs familles et principalement dirigée par les « sages » (personnes âgées) est destinée à restaurer les traditions et coutumes nationales, tout en gérant l’ordre public dans les collectivités locales. Officiellement, le mahalla s’impose comme le garant d’une identité locale, dont le rôle vise à réduire les conflits personnels et à améliorer les relations familiales et sociales. Son maintien dans cette forme de gouvernance s’est fait au travers d’ une compétition entre tous les mahallas de la République. L’image forte d’un idéal à atteindre dans sa circonscription insufflée par l’Etat, les a poussé à réduire le nombre de divorces, de criminels, de personnes droguées ou encore d’extrémistes. Cette institution s’est révélée être les oreilles et les yeux de l’Etat. Chaque mahalla compte un agent de police charger de maintenir l’ordre public mais le véritable enjeu est de garder un contrôle de la population sans intervention directe de l’Etat. Cette position d’intermédiaire a conduit à une rupture des liens entre la société et l’Etat, à un véritable éloignement des deux entités.
Paradoxalement cette idéologie nationale intensifiée n’a pas fait surgir de conflits entre Ouzbeks et autres minorités. Il est vrai que la majorité des Russes ont quitté le pays, mais ce départ a eu lieu principalement du fait de la baisse brutale du niveau de vie. Aujourd’hui presque 20% de la population en Ouzbékistan n’est pas ouzbek au sens ethnique . En général très éloignées religieusement et généalogiquement, les minorités cohabitent malgré des différences culturelles et malgré la politique de renforcement de l’identité nationale menée par le gouvernement.
Cette situation s’explique par plusieurs aspects, à commencer par un facteur historique. L’Ouzbékistan a été crée comme pays à part entière en 1925, sur un territoire peuplé par plusieurs ethnies différentes. Au sein de l’Union Soviétique, l’idéologie communiste intégrait tous les peuples dans un modèle de fraternité universelle . Ainsi en l’absence d’une identité nationale forte, sans frontières, les ouzbeks comme les autres minorités se sont histotiquement définis unies, comme soviétiques. Le sentiment «d’ invasion » par d’autres ethnies n’a jamais marqué les esprits, dans la mesure où le dessin du territoire s’est opéré par le haut et que la conscience collective n’est effective que depuis l’indépendance du pays.
Distribution géographique des minorités
L’Ouzbékistan n’a jamais connu d’immigration progressive. Les ethnies minoritaires qui vivent en Ouzbékistan étaient soit déjà là depuis des siècles, comme c’est le cas des Tadjiks, soit ont été déportées massivement (cas des Coréens et Russes). Ainsi, la peur de perdre son territoire par l’arrivée progressive d’étrangers n’a jamais existé. La relations des minorités avec les Ouzbeks étaient aussi très spécifiques. Les Ouzbeks vivant principalement dans les campagnes et dans les villes historiques n’ont pas vraiment affronté les minorités massivement déplacées dans les nouvelles villes industrielles, comme Navoï, Almalik, Bekabad ainsi que dans les nouvelles terres telles que Syrdarya, Karakalpakistan. C’est curieusement l’inverse qui s’est opéré, quand des ouzbeks de la campagne en recherche de travail ont migré dans ces espaces déjà occupés par d’autres ethnies.
La langue russe étant la langue de communication en Union Soviétique, aucune communauté ne s’est vue imposée de devoir adopter la langue de leur nouvelle « nation ». Cela eu un impact considérable dans l’intégration des peuples à la société ouzbèke, ils n’ont pas été obligés de se convertir aux nouvelles coutumes. Aujourd’hui encore cette distribution géographique n’a pas perdu de son importance. Dans les villes récentes, on observe au sein des minorités un maintien de la langue russe qui reste la langue de communication inter-ethnique.
Fusion culturelle?
La culture ouzbèke a absorbé des éléments d’autres cultures mais elle a évolué dans une grande inégalité. Il est possible de rencontrer une population extrêmement occidentalisée à Noukous par exemple, mais à l’inverse des villes comme Marguilan restent plus traditionnelles. Un équilibre apparait dans les grandes villes cosmopolites telles que Tachkent qui illustre parfaitement cette fusion culturelle entre nouveau et ancien. La capitale ouzbèke abrite aujourd’hui plus de 100 nationalités différentes et de nombreux édifices religieux de divers cultes . Dans cette ville les populations traditionnelles et modernes cohabitent sans violence, même s’ils n’approuvent pas le choix de l’autre.
Transmission des savoirs faire intra-communautaire
En Ouzbékistan, l’histoire et la culture ont conduit les ethnies à « dominer» certains corps de métier. Les différentes classes sociales sont issues directement des ethnies, chacune ayant eu des fonctions bien précises. La transmission des fonctions sociales s’est ainsi perpétuée au sein de chaque communauté jusqu’à aujourd’hui. Par exemple : les Tadjiks sont commerçants ou artisans, à Tachkent dans les marchés les stands des plats mi-prêt sont servis uniquement par des Coréens, et un Ouzbek n’occupera pas un métier dans l’artisanat ou dans la police. Ainsi, chaque communauté occupe une sphère professionelle déterminée et cela évite un sentiment de discrimination sur le marché du travail.
Un contrôle renforcé
Le processus de construction de l’identité nationale est une transition directe de l’idéologie soviétique: le communisme a simplement été remplacé par l’idéal ouzbek. L’Ouzbékistan est un des pays le plus contrôlé au monde et cela dans tous les domaines. La police est omniprésente, dans les grandes villes jusqu’aux petits villages. Toutes les institutions sont sous contrôle étatique. Tout séparatisme ethnique et radicalisme religieux est réprimé avant même qu’il n’émerge. Paradoxalement la propagande ouzbèke ne s’adresse qu’à la nation ouzbèke et non aux «ouzbékistanais». Excepté quelques messages sur le multiculturalisme, l’« ouzbekité » ne prend pas en compte les autres ethnies dans ses campagnes médiatiques. Aussi le pouvoir ouzbek essaye de réduire les troubles politiques ou ethniques afin d’éviter une crise sur le territoire national.
L’image globale du multiculturalisme en Ouzbékistan est très différente de celle de l’Occident. Si on l’observe au niveau national, le pays présente une société multiculturelle paisible où les diverses ethnies et religions cohabitent harmonieusement. Certes il existent des villes où c’est le cas, mais si l’on y regarde de plus près, on comprend vite que le multiculturalisme n’est pas actif: il s’agit d’un non-confrontation des différentes cultures plus que de leur mélange. Aujourd’hui, même si la législation déclare l’égalité des ethnies, la question du multiculturalisme n’est que suspendue. Les statuts sociaux des autres ethnies ne sont pas définis dans l’idéologie nationale, qui ne prend en compte que les interets des ouzbeks. La carte de l’idéologie nationale populiste à long terme n’est pas durable, il est nécessaire de prendre en compte les différences de tous les habitants pour construire un pays.
Akhmed Rakhmanov
Rédacteur de Francekoul.com en Ouzbékistan
Relu par Pauline Castier