« On observe, au cours de la dernière décennie, une augmentation significative du nombre de jeunes radicalisés au Kirghizistan »
Lundi 17 avril, les services spéciaux russes (FSB) ont arrêté un des organisateurs présumés de l’attentat dans le métro de Saint-Pétersbourg, qui a fait 15 morts et une cinquantaine de blessés le 3 avril dernier. Il s’appelle Abror Azimov et est originaire du Kirghizistan, tout comme Akbarjon Djalilov, qui portait le sac à dos contenant la bombe. Viktor Mikhaïlov, directeur du Centre d’étude des menaces régionales de Tachkent, en Ouzbékistan, et directeur du site antiterrortoday.com revient pour Le Courrier de Russie sur la radicalisation de la jeunesse de confession musulmane au Kirghizistan.
Le Courrier de Russie : Constate-t-on une radicalisation de la jeunesse kirghize ?
Viktor Mikhaïlov : On observe, au cours de la dernière décennie, une augmentation significative du nombre de jeunes radicalisés au Kirghizistan. En province, leur nombre a augmenté de plus de 60% en vingt ans. Ces jeunes rejoignent divers mouvements islamistes radicaux puisant leurs fondement dans le salafisme.
LCDR : Pourquoi une telle montée en puissance de l’islamisme radical au Kirghizistan ?
V.M. : Tout d’abord, la liberté religieuse qui domine au Kirghizistan – pays le plus démocratique d’Asie centrale –, associée à la permissivité du pouvoir exécutif et à l’inaction des forces de l’ordre, ouvrent la porte à cette radicalisation. L’organisation Tablighi Jamaat [Association pour la prédication, en français, dont l’activité est interdite dans le reste de l’Asie centrale ainsi qu’en Russie, ndlr], par exemple, est tolérée, et ses adeptes sont très actifs au sein de l’Administration spirituelle des musulmans du Kirghizistan. Tous les adhérents du Tablighi Jamaat ne sont certes pas des terroristes, mais de nombreux terroristes sont passés par cette école ou celle d’autres organisations islamiques radicales, telles le Hizb ut-Tahrir, aussi très actif dans le pays.
En deuxième lieu, je citerai la construction massive de mosquées au Kirghizistan : dans bien des régions, elles sont plus nombreuses que les jardins d’enfants et les écoles laïques ! Le Coran devient ainsi le principal, et parfois le seul livre d’étude pour beaucoup de jeunes.
En troisième lieu, il faut savoir qu’une grande partie des responsables religieux kirghizes ont été formés en Arabie saoudite ou en Égypte, d’où ils rapportent les idées du théologien Qutb, du salafisme et des Frères musulmans.
Enfin, on retrouve au Kirghizistan des adeptes actifs de différents mouvements islamistes étrangers, tels Al-Qaïda, le Front al-Nosra, Daech ou le Mouvement islamique d’Ouzbékistan. Ces gens sont des hommes d’affaires, et ils investissent une grand part de leurs bénéfices dans la propagande de leurs idées auprès des jeunes.
Vidéo de l’arrestation d’Abror Azimov.
LCDR : Djalilov, le kamikaze qui a commis l’attentat de Saint-Pétersbourg, est un Ouzbek ethnique né à Och, une région réputée pour fournir d’importants contingents à Daech… Pouvez-vous nous en dire plus ?
V.M. : La province d’Och, qui se trouve dans la vallée de Ferghana et compte une forte présence d’Ouzbeks ethniques, est effectivement la zone la plus radicalisée du Kirghizistan. Vers la fin des années 1980 et le début des années 1990, de nombreux missionnaires du Hizb ut-Tahrir ont appelé à la création d’un califat à Och. Les partisans du Hizb ut-Tahrir donnent des réponses simples à des questions complexes, ce qui explique la progression de leur popularité à pas de géant ! Les femmes qui soutiennent le mouvement sont très actives dans la région d’Och, elles y forment l’aile féminine du groupe et élèvent leurs enfants suivant les règles strictes de la charia. Malgré l’interdiction officielle du Hizb ut-Tahrir dans le pays, le Kirghizistan s’enfonce dans la radicalisation.
LCDR : Combien de Kirghizes ont rejoint les rangs de Daech, environ ?
V.M. : D’après mes informations, le nombre de combattants titulaires d’un passeport kirghize au sein des divers groupes terroristes en Syrie ou en Irak est d’environ 350. Sachant que l’espérance vie des djihadistes est extrêmement courte et qu’il y a une forte rotation du personnel ! Les chiffres peuvent donc varier.
LCDR : Le 24 mars dernier, en Tchétchénie, une base militaire russe a été attaquée. Le 4 avril, peu après l’attentat de Saint-Pétersbourg, des policiers russes ont été agressés à Astrakhan. L’État islamique a revendiqué ces deux attaques, mais pas l’attentat de Saint-Pétersbourg. Pourquoi la Russie est-elle ainsi visée, selon vous ?
V.M. : Les recruteurs islamistes sont très actifs, en Russie, parmi la jeunesse immigrée originaire d’Asie centrale, et les forces de l’ordre ont un mal fou à contrôler ces activités. Les forces spéciales peinent à pénétrer ces communautés ethniques fermées et à y infiltrer leurs agents, à la différence des recruteurs, qui entrent facilement en contact avec les jeunes Kirghizes et Ouzbeks, constamment sous pression. Les travailleurs immigrés sont régulièrement confrontés au non-paiement de leurs salaires, ils vivent dans des conditions déplorables, doivent verser des pots-de-vin à la police corrompue… Ils cherchent à mettre le maximum d’argent de côté pour l’envoyer à leurs familles. Ils sont seuls, sans parents ni amis, souvent sans personne à qui demander conseil… Cette instabilité matérielle et psychologique facilite la tâche des recruteurs.