Unilatéralement, le gouvernement ouzbek a décidé d’interdire l’enseignement des sciences politiques en Ouzbékistan, affirmant qu’elles seraient une « pseudo-science ». Mais en réalité, les sciences politiques ne sont que la dernière manifestation de l’obsession du « modèle ouzbek ».
A la surprise générale, l’enseignement de la science politique a été interdit en Ouzbékistan, juste avant la fête de l’indépendance. Selon le ministère de l’Education, les sciences politiques seraient une « pseudo-science » qui représente un doublon pour les autres sciences humaines comme la philosophie, la sociologie ou encore le droit. Pour le gouvernement, cette discipline n’aurait pas ses propres méthodologies, tandis que les références de cette « pseudo-science » sont des ouvrages et des théories venant des pays occidentaux.
Un groupe des politologues et d’intellectuels ouzbek, avec à leur tête Farkhad Talipov, l’un des participants à la fondation des sciences politiques ouzbèke après la chute de l’Union Soviétique, ont protesté à cette décision par le biais de divers médias en russe comme en ouzbek. Son titre : « Le silence peut se voir comme une convenance, nous ne sommes pas d’accord avec l’interdiction de la science politique en Ouzbékistan ».
Au cœur de l’interdiction : l’influence « occidentale »
Au cœur de cette interdiction, on trouve l’idée que l’influence dite « occidentale » de la science politique ne touche pas assez largement le « modèle ouzbek », un modèle destiné à construire la nouvelle nation ouzbèke. En excluant les sciences politiques, le gouvernement franchit une nouvelle étape dans une escalade de perversité autour de ce « modèle », devenu une obsession des hommes politiques et des idéologues ouzbeks, presque tous issus d’une élite du Parti Communiste de l’Ouzbékistan Soviétique.
Avec l’indépendance, l’Ouzbékistan a pris conscience très vite de ce que représentait ce don du destin. Alors que des désaccords persistaient jusqu’aux derniers jours avant la défragmentation de l’Union Soviétique, le pays envisage désormais de préserver à tout prix son indépendance et sa souveraineté. Les premiers jours de l’indépendance ont été très difficiles, à l’image de tous les autres pays soviétiques. Mais l’Ouzbékistan avait d’énormes avantages par rapport à ses voisins : un héritage culturel très riche, une histoire remplie des grandes figures emblématiques, une démographie considérable par rapport à ses voisins, avec une population très nombreuse mais aussi très éduquée, et surtout l’économie la plus puissante de la région. Ces faits donnaient l’impression que l’Ouzbékistan allait très vite devenir un leader en Asie centrale et réunirait tous les pays autour de lui pour créer un pôle géopolitique.
Petit à petit, l’obsession d’une identité nationale
Paradoxalement, il s’est passé l’inverse. Etouffé par des crises politiques en Afghanistan et au Tadjikistan, mais aussi à l’intérieur du pays avec les mouvements panturquistes et islamistes, le pays a eu tendance à s’isoler afin de se préserver de ses ennemis extérieurs. Il est tombé petit à petit dans cette obsession de chercher une identité nationale profonde qui lui permettrait de préserver ses valeurs face aux menaces extérieures. Au premier rang, on trouve toutes les influences culturelles et de politique étrangère, mais aussi l’islamisme radical jusqu’à la mondialisation à l’occidentale.
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Cependant, pour se préserver, encore faut-il avoir une identité nationale unique dans le pays. Or, historiquement le pays se trouve au carrefour des civilisations et ses régions diffèrent entre elles culturellement et parfois linguistiquement. Avant l’arrivée des Soviétiques, elles s’organisaient en Etats. Cette mosaïque de cultures aurait pu être utilisée comme un atout politique, comme l’ont fait les Soviétiques par exemple.
Créer un modèle et une identité uniques
Mais le nouvel Etat ouzbek a voulu créer un modèle et une identité uniques dans un contexte de centralisation absolue du pouvoir politique et économique. En somme, l’Ouzbékistan, tout en essayant d’éviter les erreurs de l’Union Soviétique, est tombé dans le même schéma des erreurs politiques et économiques, mais à plus petite échelle. Si l’on devait superposer le système soviétique sur les pays ex-soviétiques, structurellement c’est en Ouzbékistan que l’on retrouve un système le plus proche, avec de surcroit une corruption omniprésente.
Afin d’atteindre son but d’une identité nationale préservée et unifiée, l’Ouzbékistan a créé un modèle de développement économique conjoint avec une idéologie nationale : l’un est économique, l’autre est politique. Mais on les appelle généralement ensemble, soit comme le « modèle ouzbek », soit comme l’idéologie nationale de l’Ouzbékistan.
Le « modèle ouzbek »
Qu’est que le modèle ouzbek ? C’est un programme national de développement économique et politique. Son côté économique est plus présent dans les médias et dans les discours politiques, car il est très généraliste. Il comprend cinq piliers essentiels pour la politique du pays. Tout d’abord, la priorité de l’économie sur la politique, dans une sorte de message adressé à l’Union Soviétique qui a négligé son économie et mis en priorité son idéologie avant tout. Ensuite, la mise en place d’un Etat de Droit. Au niveau économique enfin, le modèle impose une transition en douceur vers l’économie de marché, l’Etat est le principal réformateur et il met en place une protection sociale forte.
Ce modèle comporte également un texte complémentaire, appelé « idéologie nationale », destiné à former une nation ouzbèke avec des principes patriotiques, humanistes, laïcs et même féministes. Mais ce texte reste plutôt ignoré par les institutions, car il est très généraliste et la plupart du temps n’arrange pas la société ouzbèke, qui est restée plutôt traditionaliste et conservatrice. Pour ces multiples raisons, la partie la plus présente dans la vie de tous les jours est une section du texte destinée à conserver les valeurs nationales, la langue nationale et les traditions. Avec au cœur de cette section la volonté d’augmenter le rôle de la Mahalla, la communauté traditionnelle ouzbèke, comme un arbitre entre la société et l’Etat.
L’idéologie nationale comme instrument de discrimination
Comme le terme de « nation » n’est pas définitivement défini et a été hérité du terme soviétique, qui représente une nation comme une ethnie et non la nation du pays entier, l’idéologie nationale a évolué d’un concept patriotique et universel à un concept nationaliste et discriminatoire.
De nos jours, la nation ouzbèke, qui représente des ethnies ouzbèkes, correspond à environ 80% de la population du pays. L’idéologie nationale, qui promeut les traditions et les valeurs de l’ethnie ouzbèke engendre une discrimination envers les autres cultures et ethnies en Ouzbékistan et ailleurs. De plus, il faut prendre en compte que l’Ouzbékistan reste composée de régions très différentes par leurs histoires et par leurs modes de vie.
L’idéologie nationale, comme la langue ouzbèke, représente plus la culture et la langue de la population de la vallée du Ferghana et la capitale Tachkent ainsi que ses alentours. Il est important de noter que l’Ouzbékistan a un autre pays dans son territoire d’ouest, la République du Karakalpakistan, qui se différencie complètement de la culture et la langue ouzbèke. En 2014, des dissidents issus de cette région ont créé un mouvement indépendantiste, « Alga Karakalpakistan », signe que le modèle ouzbek commence à afficher ses failles politiques.
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A l’intérieur de ce schéma, l’interdiction de l’enseignement de la science politique n’est en réalité qu’une étape. Au milieu des années 1990, une première « ouzbékisation » a commencé. Les livres marxistes, léninistes et stalinistes ont été retiré des bibliothèques du pays, tandis que dans tous les domaines, les noms ont été « ouzbékisés » : villes, rues, districts, écoles ou universités ont vu leur nom changer. Cette politique est devenue tellement obsessionnelle que les autorités ont essayé de chercher des mots ouzbeks pour remplacer les mots internationaux. Mais avec l’arrivée d’une menace terroriste imminente, l’Etat a lâché prise pour se concentrer à la question sécuritaire, encore renforcée depuis l’allégeance du Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO) au groupe « Etat Islamique ».
Une nouvelle vague d’ouzbékisation
Mais depuis quelques années, une nouvelle vague « d’ouzbekisation » apparaît. Elle a débuté en 2008 par le changement du nom (déjà ouzbékisé) d’une des grandes places de Tachkent, la place Xalqlar Do’stligi (L’amitié des peuples), rebaptisée place Bunyodkor (créateur, constructeur). Ses fameuses statues de la famille Shomahmudov, qui avait adopté 15 enfants déplacés de l’Ouest de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale, ont été placée en banlieue, près du périphérique. Cet endroit était un symbole à la fois l’amitié des Ouzbeks avec les autres peuples et représentait également la tolérance, la bienveillance et l’hospitalité ouzbèke.
Au fur et à mesure, les emblèmes soviétiques ou les éléments des autres cultures sont en train de disparaitre dans le pays. Le changement de nom de métro de la station Hamza à Novza était un signe évident que le pays veut se détacher du sécularisme soviétique.
Bannir les figures soviétiques
Hamza Hakimzade Niyazi est une des plus importantes figures progressistes de la nation ouzbèke. Influencé par le réalisme socialiste soviétique il s’est battu pour abolir le système religio-féodal en Ouzbékistan durant la guerre civile dans les années 1920 opposant Basmatchis et Soviétiques. Il a joué un rôle prépondérant pour l’abolition du voile intégral (parandji) et a dénoncé l’inégalité du système féodal. De plus, en tant que créateur des premières troupes de théâtres en Ouzbékistan, il est considéré comme le premier scénariste et le père de théâtre ouzbek.
Mais, depuis quelques temps ce personnage a attiré de vives critiques de la part de certains idéologues ouzbeks. Pour eux, il fallait bannir le nom de Hamza de l’histoire ouzbèke du fait qu’il était socialiste et qu’il avait beaucoup contribué à la destruction des traditions ouzbèkes en s’attaquant à la religion. Malgré les protestations du public, le nom de Hamza a été retiré de tous les lieux de Tachkent, et son histoire risque aujourd’hui de disparaitre. Novza, à l’inverse, n’évoque que très peu de choses pour les Ouzbeks.
Des interdictions parfois très moralistes
Ces interdictions ne concernent pas que des choses politiques, elles sont parfois très moralistes. Lola Youldacheva, une chanteuse très populaire en Ouzbékistan, a été attaquée d’abord par les religieux conservateurs, puis l’organisation qui régule la certification des artistes, « Uzbeknavo », une organisation d’Etat, a retiré son droit de chanter en public et elle a du s’excuser publiquement « pour s’être habillée hors de conformes de la mentalité nationale ».
Ce n’est pas un secret que l’Ouzbékistan lutte contre l’extrémisme religieux par des moyens drastiques. Mais c’est aussi l’Etat et ses institutions qui engendrent cet extrémisme islamiste avec une politique moraliste, traditionaliste et opprimant toute initiative intellectuelle de la part des intellectuels ouzbeks. En ce sens, l’interdiction de l’enseignement de la science politique est frappant, dans un pays où la population n’a que peu de conceptions sur les idées politiques et où la société est très marquée par un vide idéologique après la chute de l’Union Soviétique.
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Dans ce contexte, bannir la science politique ressemble plus à un suicide qu’à autre chose. Avec une élite ignorant cette discipline, l’Ouzbékistan, un pays qui joue et jouera un rôle énorme dans la géopolitique mondiale, risque de disparaitre comme acteur politique dans les jeux politiques entre les grands comme la Chine et la Russie. La société elle-même n’aura que peu de chances de suivre une ligne politique sans une élite qui la guide durablement, une élite qui a des idées, sa propre perception du monde et une stratégie pour son pays. C’est de ces élites dont l’Ouzbékistan a et aura besoin comme jamais, car personne n’est éternel.
Akhmed Rahmanov
Rédacteur pour Novastan.org en Ouzbékistan