Le 5 mars 2014, le cabinet des Ministres d’Ouzbékistan annonçait le rachat intégral des obligations émises en 1992. Chose due, chose promise : pourtant, un malentendu sur le prix de rachat, finalement fixé à celui sur le papier, sans tenir compte de l’inflation, est venu compliquer la situation. Retour sur l’histoire (tumultueuse) des obligations en Ouzbékistan.
« Pour un nouveau-né il faut moins d’un an pour apprendre à marcher. Dès les premiers jours de l’indépendance de l’Ouzbékistan, le pays a dû se lever tout seul et marcher sans aucun soutien. » Ces paroles du président Islam Karimov en 1992 devant le parlement d’Ouzbékistan suivaient alors l’indépendance fraichement acquise du pays.
Les années après l’éclatement de l’Union Soviétique ont mis à l’épreuve la résilience des pays de l’ex-URSS. D’un système économique intégré et interdépendant, et d’un niveau de vie plutôt élevé, ces pays ont été laissés à leur sort, sans expérience de gouvernance, et surtout sans aucune perception de l’économie de marché. Dans une situation pareillement complexe, certains d’entre eux ont sombré dans les conflits armés, d’autres ont fait le choix de s’abandonner à l’économie.
L’Ouzbékistan quant à lui, a choisi de passer de l’économie communiste à l’économie de marché, pas à pas. Dans ce processus l’État a compté sur la solidarité du peuple ouzbek, son unique soutien. Ce dernier a su se montrer un soutien colossal à ériger un État, et ce malgré ses difficultés économiques et sociales.
Les obligations : valeur sûre voire jackpot
Notamment, l’achat d’obligations financières de l’État a permis de créer des conditions stables pour la transition économique du pays. Le 6 avril 1992, le cabinet des ministres d’Ouzbékistan a approuvé le décret d’émission d’obligations avec primes. C’est-à-dire qu’en plus du rachat de ces obligations, l’Etat devait, chaque année, organiser des loteries où seraient mis en jeu 12% du montant total des obligations : avec un peu de chance, on pouvait donc gagner à en acheter. A la fin de ce contrat (20 ans plus tard) l’État devait donc rembourser l’intégralité de la somme des obligations vendues à la population, l’investissement ne pouvait être que bénéfique.
Fraîchement coupées du système financier de Moscou, les caisses de l’Etat étaient asséchées, d’où le recours aux obligations. Au total 25 milliards de roubles ont été émis sous cette forme, soit à l’époque 70% du PIB de l’Ouzbékistan[1].
L’achat des obligations était libre d’après la loi. Mais on pouvait aussi les échanger contre un salaire ou une retraite : c’était, en quelques sortes, les nouveaux billets du jeune pays. L’État avait engagé tous ses moyens afin de collecter suffisamment pour stabiliser sa situation financière.
Il faut souligner que les obligations avaient été achetées par une population plutôt aisée, ayant une situation financière stable avec une bonne épargne. Sans oublier qu’à la chute de l’Union Soviétique, avec le fleurissement de la corruption, une partie de la population avaient fortement thésaurisé. Impossible, alors, de déclarer cet argent à l’État : l’échanger contre une obligation semblait une sortie de secours bien commode, surtout dans un contexte de forte inflation. En fermant les yeux sur l’origine de ces liquidités, le gouvernement a pu remplir la caisse de l’État.
Sobirjon Turdiev, 38 ans à l’époque, travaillait comme chauffeur de camion. Il avait échangé ses obligations soviétiques contre celles ce cet État naissant. Le montant : 22 000 roubles, soit le prix d’un appartement moyen à Tachkent. La situation de Sobirjon lui permettait de miser sur un tel engagement financier. Surtout, selon lui, les gens avaient acheté les obligations en s’éprenant du jeu de loterie qui allait avec. « Je n’avais pas de besoins financiers imminents, et j’avais fait confiance à l’État pour la garantie de mon argent dans le futur, c’est pour ça que je ne me suis pas engagé dans l’achat immobilier ou de matériaux qui ne perdent pas leur valeur, comme l’or » confie-t-il.
En effet, les primes de loterie des obligations proposées par l’État étaient presque 2,4 fois plus élevées que la totalité du prix des obligations[2]. Pourtant, les distributions de primes ont cessé sans raison dès la fin de 1993 avec les réformes monétaires et l’arrivée d’une nouvelle monnaie.
Quand rachat rime avec déception
Le 5 mars 2014, le cabinet des Ministres d’Ouzbékistan annonce le rachat des obligations émises en 1992. La population est appelée à déposer ses obligations auprès de la Banque Populaire d’Ouzbékistan entre le 1er avril et le 1er juillet 2014. Déjà, le 23 juillet les médias officiels rapportent que l’État a enregistré la déposition de 77% des obligations auprès des banques[3].
Le 31 juillet 2014, le cabinet de Ministres annonce le décret 209, par lequel l’État annule sans aucune explication son engagement de payer les 12% d’intérêt des obligations sous forme de loterie[4] (en suspens depuis fin 1993). Dans le même document nous pouvons voir l’indexation des prix de rachat des obligations… à la somme écrite sur les obligations, sans tenir compte de la valeur réelle.
Selon le gouvernement, le salaire minimum de juillet 2014 est 1371 fois supérieur à celui de juillet 1994. L’Etat s’engage alors à racheter les obligations 1,371 soum pour 1 rouble d’époque. Autrement dit, si quelqu’un avait acheté une obligation de 1000 roubles (soit, en réalité, 1 371 000 soums aujourd’hui), il touchera finalement 1371 soum.
Cette annonce n’a pas manqué de choquer la population. Les gens ayant engagé des sommes importantes vers 1992 se retrouvent aujourd’hui avec une somme médiocre, voire négligeable, du fait d’une inflation phénoménale durant les années de l’indépendance.
A l’époque, Polatov Hakim avait acheté des obligations pour 7500 roubles, ce qui, selon lui, aurait pu lui offrir une voiture neuve en 1992. « Aujourd’hui la Banque a racheté mes obligations pour 9000 soum. Pour cet argent je peux acheter environ 300 grammes de viande, soit l’équivalent de 3 dollars » dit-il. Une situation presque dérisoire : « Quand on a acheté les obligations, nous avions pensé que cela serait bénéfique pour nous. Certes, on espérait gagner le bingo à la loterie, mais on était au moins sûrs que l’État nous rembourserait la valeur réelle de ces papiers. Avec les années qui passaient, nous avions perdu espoir de revoir un jour cet argent. C’est l’État lui-même qui nous a rappelé que nous avions des obligations en annonçant leur rachat. Nous savions que l’indexation ne serait pas juste, mais quand on a su le montant de remboursement, ce fut quand même un grand choc. Nous avions espérés que l’État nous rembourse au moins 100 fois plus d’argent que ce qu’on avait investi. Je considère que c’est là la plus grande arnaque étatique depuis notre indépendance. »
Une inflation à plus de 1300%
Que s’est-il réellement passé ? Est-ce bien le gouvernement qui a arnaqué sa propre population en profitant de son autorité ? La réponse est plus compliquée qu’il ne semble. Si on retourne en 1992 pour voir les conditions de vente de ces obligations, on se rend compte que le gouvernement avait clairement indiqué qu’il rachèterait les obligations en se basant sur la valeur écrite sur le papier[5]. Autrement dit, en achetant une obligation de 1000 roubles, l’État s’engage à la racheter pour 1000 soum 20 ans après. Des conditions de ventes largement détaillées sur les obligations elles-mêmes.
Et l’inflation dans tout ça ? Les acheteurs ont fait guère attention à ce contrat, par manque de connaissances juridiques, peut-être. Mais surtout, personne ne s’imaginait une inflation supérieure à 1300%. Sur ce point Sobirjon donne son avis : « Nous n’avons pas lu les conditions de vente très attentivement, c’est vrai. Et ce n’était pas la première fois qu’on achetait ce genre de papier. A l’époque Soviétique, j’ai acheté à plusieurs reprises des obligations sans trop lire les conditions de vente et j’ai été toujours gagnant à la fin. Surtout, nous n’avions presque pas d’inflation à cette époque : qui aurait pu savoir qu’un jour on en arriverait à la situation actuelle ? J’imagine que même l’État n’avait pas prévu cela ».
La question du calcul et de l’indexation se pose tout de même. Si l’État s’était bien engagé à racheter les obligations à des prix écrits sur le papier, dans ce cas pourquoi décider de les racheter pour 1,371 soum par papier ? Un clin d’œil au taux d’inflation de 20 années passées ? Ces questions restent toujours sans réponse.
Sur le banc des accusés, l’absence de communication
Quoi qu’il en soit, le gouvernement a bel et bien refusé de payer les 12% d’intérêt et ce sans aucune justification ni explication. Malgré le fait que l’argent collecté par l’État ait été redistribué sous forme de salaires, retraites et allocations, la population se sent trahie.
Le manque de communication directe et de dialogue avec le peuple engendrent une confusion énorme dans le pays. Le gouvernement aurait pu éviter de telles accusations en faisant des déclarations officielles, avec des explications sur la valeur des obligations.
Cet événement aura sûrement un impact négatif sur la confiance du peuple envers l’État, de nos jours déjà assez dégradée. Les médias officiels n’ont même pas pris la peine d’aborder ces sujets, même pour expliquer la situation à la population. Plus étonnant encore, les sources qui se disent d’opposition n’ont pas profité de cette occasion en or pour critiquer le régime actuel. Seulement quelques articles informatifs, la plupart infondés, ont été publiés sur les sites comme Uznews.net[6], Ozodlik[7] ou BBC[8].
Pendant ce temps, les opposants, qui auraient pu réagir, étaient trop occupés à se battre entre eux sur des différences idéologiques pour s’intéresser à des combats réels. En Ouzbékistan seuls quelques sites internet et des blogs, comme Anhor.uz[9] et Iqtisod.uz[10], ont osé demander des explications plus claires de l’État. Malgré le mécontentement général, il n’y a eu aucun rassemblement pour protester, et, finalement, très peu de réactions.
D’après Polatov Hakim cette situation tient au manque d’organisation et aux syndicats encore sous contrôle étatique, qui auraient pu, autrement, s’ériger en défenseurs des intérêts de la population face à l’irresponsabilité du gouvernement. « Quand j’ai vu les estimations des obligations, la première chose que je me suis demandée, c’était auprès de quelles organisations je pourrai porter plainte ? Je connais des organisations syndicales, mais ils exécutent les ordres du gouvernement point par point, je n’arrive même pas à imaginer qu’un jour ils pourront exiger quoi que ce soit de l’État. Cela dit, j’ai vu quelques personnes qui ont porté plainte contre l’État, parce qu’ils avaient acheté des obligations pour des sommes très importantes. Je suis sûr qu’ils n’auront pas même un procès équitable. Il vaut mieux renoncer, sinon les frais d’avocat seront plus chers que le résultat escompté » assure-t-il.
Peut-être l’État se considère-t-il comme le gagnant dans cette affaire. Mais cette victoire n’en demeure pas moins de court terme et d’un intérêt dérisoire. C’est au long terme que l’État aura perdu la confiance du peuple dans le gouvernement, et récoltera la défiance à l’encontre de la gouvernance – et ce à force d’effritement de la perception de sa légitimité.
L’avenir de la relation entre la Société et l’État n’est pas au beau fixe en Ouzbékistan. Pour regagner la confiance du peuple, les régimes prochains devront faire des grands efforts pour reconstruire le lien politique.
Akhmed Rahmanov
Relu par Marion Biremon